File d'attente (Nouvelle)

Publié le par Alexandre Neodvisni

File d’attente

(Nouvelle)

J’attends. La nuit tombe, la neige l’accompagne. La prochaine séance est dans vingt minutes, j’allume une cigarette, que j’écrase au sol après trois bouffées. Je tourne en rond, inspecte mon environnement – sait-on jamais, une chère connaissance se cache peut-être derrière ce flot d’individus bien sagement attroupés en file indienne derrière les guichets. La queue, je ne la fais pas. Comme je déteste ces minutes de contemplation dorsale où l’on s’efforce de grignoter pas après pas la distance qui nous sépare de notre Mecque cinématographique ! Quand j’arrive et qu’elle est déjà là (je veux toujours parler d’elle, de cette maudite File, qui à l’image d’un malicieux Phœnix renaît de ses cendres à chaque nouvelle projection), je me résous à l’ignorer, tout bonnement. Oh, elle me fait de l’œil, de ses airs de Viens à moi, mon amant je t’attends. Mais je résiste, je me tiens hors de cet organisme vorace qui n’a de cesse que d’ingérer chaque être qui s’en approche pour mieux le recracher dans la salle obscure de ses entrailles scéniques. Comme je les plains, et les méprises à la fois ceux qui s’y sont laissé prendre. Ils en sont les bâtisseurs, les architectes insensés aux yeux aveuglés par leur désir coupable. Ils viennent de tous les lieux, de chaque avenue de cette ville, parfois même des faubourgs et des communes alentours. Un pâle bataillon de zombies vorace de pellicules et de séquences dramatiques. Une armée de fourmis se rendant au culte de leur reine versatile. Combien de fois ai-je été tenté de les ramener à la raison … une seule fois suis-je passé à l’action, et si absorbés par leur dulie, ils n’ont pas même levés les yeux sur moi !

Je consulte ma montre, il reste un quart d’heure. Je suis du regard les impatients, les hagards, les dubitatifs, qui n’ont pas encore élu leur espace d’égarement, à quelque mètres seulement de la sentence. Je devine un couple, ou deux amis. Ils hésitent, chacun campe sur sa position. Lui veut du dramatique, elle penche pour du comique. A une voix contre une, cette joute cinéphile pourrait s’éterniser ; je serais susceptible de revenir dans dix ans, et les voir encore abattre leurs arguments dans la pénombre glacée d’une file de ciné. Je vais à leur rencontre. Je suis aussi là pour ça.

  • « Bonjour, puis-je vous être utile ? »
  • Lui : « Pardon, vous êtes de la boutique ? Vous vendez des places ? »
  • Elle, lui chuchotant : «Fais attention, André, c’est peut-être une arnaque. Tu sais, comme pour l’histoire des tickets du Louvres. »
  • Lui, sèchement : « Encore avec cette histoire des fausses entrées de Musées ?! Y-a-t-il rien de plus considérable à tes yeux ? »
  • « … Comme de choisir le film qui vous conviendra à tous les deux ? » me permis-je de renchérir, histoire de replacer la conversation dans la bonne thématique.
  • Elle : « Comment Monsieur ? C’est pour cela que vous nous dérangez ? [il en faut de l’imagination, pour parvenir à se considérer victime d’un dérangement, alors qu’on se trouve au beau milieu d’une queue interminable, qu’on est incapable de se mettre d’accord avec son comparse sur la séance, et qu’un individu ô combien courtois et poli s’offre de vous porter secours sur ce choix cornélien qui se fait attendre] Vous pensez peut-être que nous sommes incapables de sélectionner un film par nous-mêmes ? Ou peut-être avez-vous été payé par une quelconque chaîne de télé qui subventionne le film que vous voulez nous vendre ? »
  • « Bon, cela fait quatre questions … la quatrième étant absurde, et les trois premières n’en faisant qu’une, c’est à celles-ci que je répondrai. »
  • Lui (se sentant mis à l’écart, et de ce fait, contraint d’intervenir) : « Nous attendons donc vos conseils »
  • Elle : « … s’ils ne sont pas payant » (décidément méfiante voire à tendance paranoïaque)
  • « La seule chose de payante ici, c’est l’entrée, vu qu’on ne distribue plus de pop-corn, suite à la grève des abonnés l’an dernier qui se plaignaient du bruit de mastication non compatible avec une projection digne de ce nom. » Fixant la dame : « vous en avez surement entendu parler, cela a même failli occulter l’affaire du Louvres ».
  • Elle, victorieuse, à lui : « Tu vois bien que c’était quand-même quelque chose, cette histoire de faux tickets ! »
  • Lui, désabusé : « T’as raison, c’était quelque chose. En attendant, vas voir ce qu’il te plait. Le Monsieur serait ravi de t’accompagner. Moi je rentre. »

Et par miracle, je le vois s’extraire héroïquement de cette masse vorace et bruyante pour aller retrouver son chemin solitaire par-delà les pavés de la nuit citadine.

Elle hésite. Avoir gravi après tant d’efforts ces mètres de file d’attente pour abandonner si près du but ? Tenter de raisonner son compagnon, en lui agrippant le bras avant qu’il ne s’extrait définitivement de cette chenille humaine ? Crier son nom, mais le connait-elle vraiment ?

« Je ne sais pas si je le reverrai un jour … »

« ? » Je la laisse poursuivre, visiblement portée à la confidence.

« On ne s’était jamais rencontré jusqu’à aujourd’hui – je veux dire physiquement. On s’échangeait des messages depuis des mois. C’était merveilleux. Alors nous décidâmes de nous voir, enfin. Et voilà ce que ça a donné. »

L’amertume se lisait jusqu’à son mouchoir souillé dont elle semblait incapable de se défaire, petit morceau de papier blanc comme seul corps dérisoire auquel s’accroché.

Je n’aime pas voir les gens attristé. Ça me donne des envies de chocolat, et j’en engloutissais déjà bien assez, des barres entières fondant sous mon café au lait brûlant. Je tente de la rassurer.

« Voyez le bon côté des choses : vous n’aurez pas à vous battre afin d’aller voir le film qui vous intéresse. Maintenant, plus personne n’est là pour contrarier vos choix. »

« Oui, plus personne … Ah, plus personne !... » Et voilà le pauvre kleenex anéanti par une paire de narines déprimées. C’en ai trop, je reprends mon poste d’observation, tout en cherchant au fond de mes poches ce satané briquet qui n’en finit pas de se perdre.

Trois jours ont passé. C’est en réalité la fréquence de mes sorties ciné. Depuis longtemps, je ne suis pas allé voir un seul film. Ni dans une salle, ni où que ce soit d’ailleurs. Non, mon seul plaisir se limite au voyeurisme de ces afficionados de la toile blanche. L’on dit que le plus beau moment dans l’amour, c’est lorsqu’on monte les escaliers. Eh bien, depuis des années, je regarde ceux qui s’apprêtent à monter les escaliers en direction de leur lieu d’évasion momentané. Je les scrute, j’essaie de définir le degré d’attente dans leurs yeux, le poids d’abnégation qui les fait tenir, sous la neige glaçante à chaque fois. Et je devine le degré de félicité qui parcourt leur être à chaque pas grappillé.

Aujourd’hui, sur qui se portera mon dévolu ? Sur cette pauvre dame dont on pourrait se demander si elle y verra suffisamment pour ne pas confondre la porte d’entrée de la salle de projection avec celle des toilettes ? Sur ce jeune homme, sur le point de se faire rabrouer parce que venu avec son beau labrador ? (lorsqu’on considère le nombre de ces gentilles comédies affublées d’un, voire d’une meute de chiens, on ne voit vraiment pas pourquoi les salles de ciné n’ouvriraient pas aussi leurs portes aux communs des canidés venu découvrir leur homologues starifiées). Je reverrai bien cette mystérieuse pleurnicharde de l’autre soir, mais en soixante-douze heures, elle n’a vraisemblablement pas eu le temps de dénicher un nouvel ami à la plume facile et à l’humeur versatile.

Dans le passé, pour mieux me fondre dans ce paysage aux allures d’épicerie Russe du temps de la grande époque soviétique, il m’arrivait de me joindre à cette queue, de singer mes pairs (et ce par souci d’intégration dans cette marche forcée), pour ensuite me défiler devant le sourire du guichetier. C’était avant que naisse en moi une méchante aversion pour tout ce qui touche à l’attente, et spécifiquement à sa matérialisation sous la forme de rangée semi statique.

La neige tombe depuis mon arrivée. Cela n’a en aucun cas dissuadé les oisifs de s’aventurer jusqu’à ma résidence actuelle. D’aucun habitué parmi eux me prendrait pour un accro du Septième art. Si je n’hésite pas à les dévisager, eux se complaisent à m’ignorer, tout occupés à leur heure de loisir. Ce qui est troublant avec les rituels, c’est qu’ils tendent à devenir peu à peu l’axe central de notre quotidien. Pour ne pas dire de notre univers. Demandez-moi où se trouve la gare la plus proche, la pharmacie de la rue, l’épicerie du quartier, j’aurais un mal fou à vous répondre. Je ne prends jamais le train, je ne tombe jamais malade. Et ne me nourris pas. Plus, pour être exact. J’ai toujours le même paquet de blondes dans les poches. Les mêmes souvenirs en tête. Ils sont tous liés à des sensations perdues. La neige, je la vois, je ne la sens pas. Je n’ai pas connu le froid depuis des années – mais que représente vraiment une année ? C’est une période jalonnée de dates marquantes, et de dates je n’en ai plus. Seulement des allers et venues jusqu’à ce cinéma. Je serai incapable de décrire ce qu’il m’arrive à l’instant où je mets les pieds au dehors. Simplement car il ne m’arrive rien. Je quitte ce lieu, et dans le même instant j’y suis de nouveau. Au premier regard de cette file d’attente, une douleur me revient. Au cœur. Elle remonte à un temps indéfinissable. Et cette fois-là, j’étais bel et bien parmi la foule rectiligne.

Je n’ai pas d’image antérieure, et celle-ci est tenace. Je me vois sombrer, la main sur la poitrine, des badauds faisant cercle autour de moi. Et ce rendez-vous manqué, cette femme au loin que je reconnais. Juste à temps pour la saluer des paupières avant de me coucher sur le tapis hivernal et manquer ce film que je ne verrai jamais.

FIN

Publié dans nouvelle

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article