Collines (nouvelle)

Publié le par Alexandre Neodvisni

Il fait presque nuit, quelques oiseaux chantent parmi les arbres. La rumeur circule depuis quelques temps dans notre Groupe. Certains auraient entendu des chuchotements tout prêts de notre base. Cela semble impossible : à l’extérieur il n’y a pas âme qui vive à perte de vue.

 

Notre communauté compte le Sage, un guérisseur, un conteur, quatre cueilleurs, huit chasseurs et chasseuses, un cuisinier, une couturière, moi-même qui tiens le carnet de bord du Groupe, et bien sûr j’en oublie.

Je sais la vie d’avant, puisque je possède les textes de mes prédécesseurs, qui ont joué le même rôle à travers les âges, et depuis Le Grand Feu. Certains textes ont été perdus, l’écriture est parfois illisible, le dialecte aussi évolue mais l’essentiel y est. En relisant des passages de notre carnet de bord – pour le Groupe ou pour moi-même – je retrouve des tentatives de recommencer la vie d’avant le cataclysme. Mais elles ont toutes été avortées. Ce cataclysme n’a jamais eu d’explications rationnelles, alors c’est qu’il a été voulu par quelque chose ou quelqu’un, et qu’il n’appelle pas à une répétition de la civilisation passée. Quand je pense que les humains avaient dépassé le nombre de 10 milliards, il y a de quoi avoir le vertige… Mais le plus effroyable, c’est ce qu’a dû endurer la première génération de survivants, blessés pour la plupart, orphelins, se réveillant au milieu du vaste cimetière qu’était devenue la Terre. Ils n’ont eu d’autre choix que de tenter de se relever. Ils se sont regroupés comme il le pouvait, puis chaque groupe a commencé une longue marche vers un territoire plus hospitalier, pour s’y est installer enfin… ou pour errer indéfiniment de générations en générations jusqu’à l’atteindre.

Notre Groupe ne dépasse jamais les cent âmes. Quand on est de trop, une famille se détache du groupe, pour aller rejoindre un autre groupe moins nombreux, ou pour fonder le siens propre. C’est ici que le lecteur pourra y voir quelques cruautés, puisque la famille subie cette situation, elle ne s’exile jamais de son propre chef. Le hasard, le sort, le destin… Chacun pourra l’appeler comme il le souhaite.

 

Demain, à l’aube, je partirai en excursion, afin de m’assurer que nous sommes bien seuls dans notre territoire.

 

Cette nuit, j’ai rêvé que je marchais le long d’un précipice. Quelque chose m’attirait, dans ce vide mortel. Je tanguais, mais je ne glissais pas. Je sentais juste qu’il fallait que je m’accroche. Je n’ai pas parlé de ce rêve au Sage, contrairement à ce que proclame l’un de nos huit commandements.

 

 

Les huit commandements du Groupe

 

1 – Tu chériras Voda, notre Déesse

2 – Tu feras de chaque jour de pluie, un jour de gloire

3  – Tu ne souilleras jamais l’eau de la rivière

4  – Tu ne franchiras jamais les limites des neuf collines

5 – Tu mèneras jusqu’à la fin la mission que le Groupe t’a confiée

6 – Tu ne te nourriras que si tu as œuvré au sein du Groupe

7 – Tu rendras compte de tes actions auprès du Sage

8 – Tu te rendras auprès du Sage pour lui relater ton dernier rêve   

 

Je n’ai jamais remis en cause les premiers préceptes, mais ce dernier je le trouve étrange. Je ne comprends pas pourquoi il est nécessaire de faire part des histoires vécues durant nos nuits. Les autres ne se posent pas la question, ils font cela naturellement, il y a même une file qui se forme au lever du soleil pour que chacun puisse raconter son dernier rêve avant de l’oublier. Je n’ai vu qu’un argument recevable : l’aspect prémonitoire de certains rêves.

Mon frère s’est fait enlever – et sans doute dévorer -  par une bête quelques jours après que notre mère eut rêvé cet évènement. Mais d’autres faits – souvent tragiques -  se sont concrétisés après leur survenance dans les rêves des membres du Groupe. Mais aucun rêve n’a jamais empêché l’évènement en question d’avoir lieu. Au contraire, il le justifie presque : l’enfant a été enlevé, comme Jeanne l’avait rêvé, et dans son rêve elle ne le retrouvait pas, alors à quoi bon le chercher ?

 

Il m’est arrivé d’être curieux de savoir ce qui se passait dans les autres Groupes, quel était leur quotidien, et leurs règles de vie. Je sais juste qu’il arrive parfois que deux Groupes fragilisés, amoindris, se rassemblent pour survivre. Ils établissent alors de nouvelles règles, afin qu’aucun ne prenne le dessus sur l’autre. J’ai entendu parler aussi d’échange entre groupes, et de lutte de territoires. Mais ce dernier élément me semble bien abscond, au vu de l’immensité du Monde à nous partager.

Parfois je relis les anciens cahiers, et je constate que de génération en génération, la vie change bien peu. De nouvelles maladies font leur apparition, des périodes de sécheresses marquent durablement les esprits. Les anciens transmettent aux nouvelles générations, le Sage régit presque tout jusqu’à sa mort, puis un nouveau Sage est désigné par la communauté, et la vie continue son cours.

 

Une source d’eau : voici ce que fut l’origine de la sédentarisation du Groupe. Comme aux temps immémoriaux, l’Eau est à l’origine de tout. L’Eau est notre Déesse, tant que nous vivons près de sa source, il semble que rien de grave ne puisse nous arriver. On en oublierait presque les tempêtes et les déluges qui ont menacé de mettre fin à l’existence du Groupe. Mais nous avons si peu à perdre, qu’il est facile ensuite de tout regagner. Quelques branches ramassées suite à un grand vent, et nous voilà à nouveau sous un abri.

 

Notre territoire s’étend sur neuf collines. Un éclaireur est positionné sur le sommet de chacune d’entre elle. Quand un feu s’allume, c’est qu’il y a danger, lorsque ce sont les neufs feux qui s’embrasent simultanément, c’est qu’il y a célébration. Le danger prend parfois la forme d’un animal féroce, qui aura le temps de quitter la vie à quelques-uns d’entre nous, avant de repartir, ou de mourir à son tour. La célébration prend la forme d’un mariage, d’une naissance. Livre après livre, nous continuons à fêter ces épisodes, essentiellement parce qu’ils marquent le temps de nos saisons.

 

De tous ceux qui ont été exclus du Groupe, pour une mauvaise action, pour une trahison aux commandements, ou simplement parce que nous avions atteint le nombre limite ; de tous ceux-là, certains ont tenté de revenir. Aucun n’a jamais été accepté. Alors j’imagine qu’à leur tour ils se sont rassemblés, entre parias ils ont dû former une nouvelle entité et se sont installés quelque part derrière nos collines, où s’étendent de vastes plaines balayées par les rafales hurlantes.

 

Je suis parti à la recherche de l’origine de ces chuchotements, mais je n’ai rien trouvé. J’étais pourtant accompagné de notre chien-loup, lequel sait parfaitement reconnaître l’odeur d’un être étranger au Groupe. C’est lui que nous prenons lorsque nous soupçonnons la présence de rôdeurs, et l’animal ne nous a jamais déçu.

 

Des mois avant le Grand Feu, les gens sur cette Terre se sont mis à faire le même rêve. Dans leur quotidien, d’après les livres, certains étaient juste plus soucieux, sans trouver de raison particulière à cela. Les bêtes elles-aussi étaient affolées, mais n’a-t-on jamais écouté les bêtes ? Ce qui est resté gravé dans les mémoires, c’est ce rêve collectif qui s’est avéré prémonitoire. Ce rêve où tout prenait feu, sans qu’on sache l’origine de cet incendie planétaire. Il y a près de trois millions d’années, l’espèce humaine aurait découvert le feu au même moment à différents endroits du Globe. Mais là, c’est le feu qui semblait découvrir, et recouvrir la planète. En relisant les carnets, on ne sait plus très bien si les passages retracent l’incendie dévastateur, ou le rêve en commun qui l’annonçait.

De ce feu, il ne reste plus rien, seulement nous, les descendants de ceux qui y ont survécu. Et quand à savoir comment une infime partie de l’humanité a pu réchapper à ce ravage, il n’est question que de miracle dans les carnets. Je ne sais pas si le terme est approprié. Un miracle peut-être, mais une chance ? Une conviction est répandue dans l’ensemble des Groupes peuplant notre Terre : celle que le Grand Feu reviendra lorsque nous redeviendrons comme avant, lorsque nous nous développerons notre technique, notre soif de conquête jusqu’à posséder un ascendant total sur la faune et la flore. Mais les éléments nous ramènerons alors à l’ordre. Et tout aura été vain.

 

Le jour est à peine levé, mais je sais que je n’ai pas faim. Celui qui ne se nourrit pas, n’a pas l’obligation de participer aux tâches du Groupe. Je me soustrais donc aux corvées d’entretien, de maintien de notre base, pour poursuivre mes recherches sur la cause des chuchotements, dont personne ne semble plus se soucier. Car ils ne se matérialisés ni en menace ni en attaque de quelque sorte. Ce sont juste des murmures portés par le vent. Cela n’a jamais tué personne.

 

A l’orée du bois, je l’ai vu. Lui-même m’a reconnu.

 

Le soir, à l’issue du repas, nous entonnons un chant à la gloire de Voda. C’est à peu près toujours la même ode, avec des variations. A chaque fois, nous commençons par le nom de notre Déesse, et terminons par Ainsi sois-tu.

 

 

Voda,

Toi qui nous a sauvé il y a des siècles

Toi qui a mis fin au Grand Feu

Veille sur nous depuis le Cosmos

Protège-nous des catastrophes

Préserve le territoire des neuf collines

Continue de couler sur cette terre

Et depuis les Cieux

Ainsi sois-tu

 

 

Puis le conteur nous offre le récit du soir, illustré par une poignée d’entre nous de façon théâtrale. Ceux qui sont désignés par le Sage, jouent les scénettes du conte pour une seule et unique représentation, jusqu’au lendemain et jusqu’au nouveau conte.

 

Au moment où je reconnu les traits de mon frère Martin, je compris aussitôt pourquoi le chien-loup n’avait pas aboyé ni grogné. Malgré le temps passé, lui aussi l’avait reconnu. Après combien d’années d’errances Martin revenait-il? Avait-il seulement été enlevé ?

 

Il ne s’approcha pas de moi, il me fit juste signe de le rejoindre, au-delà de la limite des neuf collines.

 

 

FIN

 

Publié dans nouvelle

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article