Madeleine (nouvelle)

Publié le par Alexandre Neodvisni

Madeleine

(Nouvelle)

La nuit s'était abattue depuis longtemps déjà. Les paupières mi-closes, il traînait ses pieds crasseux le long de la ligne de chemin de fer. Un vacarme. Et si c'était le bon ? Au mauvais moment ? Les rails qui hurlent la détresse à venir. Joe était livide. Il lâche son frère qu'il traînait alors par le col. Non ! Sur l'autre voie. Le monstre bruyant passe à trois mètres d'eux. Peu de temps à perdre. Il balance le corps athlétique sur le rail. Mort ? Pas mort ? Aucune différence bientôt. Sa main gauche, qui tenait la lourde corde, s'ouvre en grand devant le visage tuméfié. Celle-là même qui s'était si bien refermée sur lui tout à l'heure.

A cette heure avancée, peu de circulation ferroviaire. Le bourreau de ferraille n'allait pas tarder. Il avait tout intérêt à bien faire la chose, en artiste. Allongée sur le rail, la victime était choyée à sa façon. On l'allonge sur le dos. La main et le pied droits caresseront le rail gauche. Les deux autres membres seront solidement ficelé au rail d'en face. Joe contemple sa besogne. Mais ne voilà-t-il pas que son frère relève son dos. Ah... c'est juste qu'il dort. Encore avec moi, mon frère. Je tenais à être là quand ça se ferait.

Quand il faisait un truc, même un sale truc, il tenait toujours à être présent pour la grande finale. Pour le moment, il se tenait à l'écart. Encore cinq bonnes minutes, si le Bourreau n'avait pas pris de retard.

Sur le moment, il n'a rien compris. Il aurait tout aussi bien pût rester pétrifié sur son socle jusqu'au petit matin. Il s'était assoupi. Là, bêtement, à deux pas de son frère. Le train ne l'a même pas réveillé. En une seconde, il fut couvert de sang. 1 mètre 60 sous ses yeux, une bouillie épaisse avait pris la place de son frère. Joe se retourne. Il court déjà.

La première scène était enfin sur les bobines. Lessivé, le réalisateur traîne un peu sur le plateau. Puis il s'engouffre dans le premier café venu.

Deux verres, trois verres. Puis ce fut l'assourdissement. Les ½ de Kro devenaient des 2/1 puis des 4/1 puis la sérénité vint à lui. Jacques était accoudé au bar. Il se refusait à penser au travail du lendemain. Quand ça commence, c'est comme s'il devenait l'esclave de son propre film. Celui-là, d'ailleurs, le rendait soucieux. L'histoire d'un pauvre type, Joe, qui tue son frère de jalousie puis qui devient son frère pour réparer sa faute. Toujours, de bonnes idées lui venaient quand il barbotait dans sa soûlerie. Bientôt il pourrait penser à tous les détails du tournage de demain. Le maniement des acteurs. Ce qu'il devra leur dire pour qu'ils soient dociles et efficaces. Le scénario, à reprendre, rafistolé. Le découper pour le souder à nouveau.

On s'assoit tout à côté de lui. Grand ciel, jamais la paix ! Encore un désespéré en manque de femme qui lui confiera son chagrin. Mais le nouveau venu l'intriguait. Emmitouflé dans sa barbe et sa longue veste, voûté, l'œil vide, cet homme semblait venir de loin, Jacques essai de ne pas faire attention à lui. Puis il se tourne inconsciemment vers le visiteur :

« Je voue paie un verre ? L'autre ne répond pas. Il fait signe au barman

- Vous désirez ?

- Whisky. C'est le gars d'à côté qui paye »

La curiosité de Jacques va crescendo. Attends voir, la prochaine scène du film a lieu en plein marché. Ne serait-ce pas un figurant qu'il aurait entrevu lors des répétitions ? Jacques s'entend dire à l'autre :

« Vous êtes d'ici ?

- Pas vous ? Moi, je suis de là où on me veut plus. »

Le timbre lourd, la voix rocailleuse. Le visage marqué et sombre. La quarantaine, peut-être. L'homme était trapu et ses yeux ne bougeaient guère. Jacques était devant son contraire : lui, fluet, avec sa voix indécise qui montait et descendait. Cette voix d'adolescent, alors qu'il réchappait de la trentaine. Ses yeux étaient ceux d'un animal sur ses gardes. Ils allaient et venaient dans ses orbites. Ils semblaient vouloir embrasser l'espace du café d'un seul coup.

Décidé à ne pas laisser filer l'inconnu, il lui paie un second verre. Il était 22 H lorsque l'individu s'était pointé. Une heure plus tard, ils passèrent aux confidences mutuelles. L'homme venait de l'Est. Il s'était rendu dans le midi pour un « job » à accomplir. Sur le moment, il n'a pas voulu s'étendre sur le sujet. Ils parlèrent de ce printemps qu'on ne peut trouver ailleurs qu'ici. Jacques dit deux mots sur son métier. Il préféra s'étendre au sujet au sujet de sa femme qui était restée sous la pluie à Paris.

A les voir maintenant, ils étaient deux amis de longue date. Ils se tenaient chaud, dans leurs solitudes respectives. Minuit teinta. Jacques parvenait encore à arracher quelques mots à l'inconnu. Ce nouvel arrivant était résolument sur ses gardes. Il parlait bas, gardait son visage à l'abri derrière son col. Minuit vingt.

« Ma femme et moi, nous nous sommes promis un enfant d'ici la fin de l'année. Ce serait -

L'inconnu, qui se prénommait Jean, bondit hors de sa chaise comme un ressort. Il tapote l'épaule du réalisateur :

- Demain, même heure. Il quitte le café en baissant la tête, laissant Jacques plus seul que jamais. A la radio, on chantait les mérites des « frites d'Eugène ». La barmaid fixe Jacques, inquiet de savoir s'il paierait les consommations de son nouveau camarade. Plus grand monde, d'ailleurs. Un verre de plus et Jacques serait en pièce le lendemain « même heure ». Mais cette fois, c'est le nouveau venu qui l'y attendra.

Odeur de poulet frit, de tomate et de fromage. A 11 heures, on était au plus fort du marché. Des commerçants à haute voix vantaient la qualité de leurs produits. On joue sur les prix, on parle de la pluie et du beau temps. Joe se faufile dans ces rues inconnues. La nuit, il avait couru plusieurs heures durant, persuadé que le conducteur du train ou qu'un de ces maudits passagers l'avait aperçu. A l'Aube, il avait atteint ce petit village brumeux. Épuisé, il s'était endormi au bord du chemin principal. Il ne tarda pas à être réveillé par les bruits du marché naissant. Affamé, sans le sous, il tourne en rond dans le village et n'ose pas voler un fruit. Il accoste un passant qui le dévisage derechef :

« La gare la plus proche ?

- C'est la gare de Lapieu, à 15 minutes d'ici en voiture »

Joe sort du village. Une voiture passe. Joe se poste au milieu de la voie.

« Pouvez-vous m'amener jusqu'à Lapieu ?

- Ouais, ouais, c'est sur ma route. Tu peux monter. »

Tournage exténuant, vingt prises furent nécessaire pour tourner la fuite nocturne de Joe, tournée trois heures après la beuverie au Café des Trois Clochers. Pour la scène du village, le marché n'était pas reconstitué. De vrais marchands et de vrais passants. Quelques figurants – des villageois – pour compléter le tout. Un drame manqua d'avoir lieu durant la scène de l'auto-stop : une 206, qui déboulait d'on ne sait où et qui n'appartenait pas à l'équipe, déboula sur le passage, au moment-même où l'on attendait le conducteur-acteur dans sa 2CV. L'acteur Julian (Joe), eut tout juste le temps de se jeter sur le bas-côté.

Les préparatifs du surlendemain étaient au point. Le lieu du tournage avait été aménagé et la météo consultée.

Il aurait préféré rester sur place. Il ne se sentait pas d'humeur à faire de la route pour le minable bistrot qui l'attendait dans le coin perdu de la veille. Mais il y avait obligation. Monseigneur de l'Ennui l'y attendait. Il est resté intact, je paris. Même veste et même col. Mais ce soir là, Monseigneur lui réservait un accueil inattendu. Debout, en face du café, Jean avait remarqué de loin qu'il le pistait. Il était 20 H. On était pourtant à la « même heure » que la veille. L'autre vint à sa rencontre. Il bouscule Jacques.

« J'avais dit 22H. Pas compris ? Faudra que tu te serves d' ta caboche, petit ! »

- Non, mais... -

- Quoi, mais ? T’écoute, petit con ? Ce soir, 22H, rien d'plus ni d'moins. »

A ce moment précis, l'autre l'effrayait vraiment. Hier, le geste si détendu et las. Aujourd'hui, c'était un nerf sur patte. Imprévisible. C'était à noter. Mais de quel droit celui-ci se permettait de l'agresser ? L'autre s'était arrangé pour ne pas que cette discorde soit remarquée. Il parlait bas, il n'employait aucun geste inutile. Il s'était montré furieux pour une raison stupide. Il avait obligé le réalisateur à baisser les yeux. Quand il se décide à les relever, le pseudo-inconnu avait disparu. Jacques était maintenant plus que décidé à se rendre au café, deux heures plus tard.

Heureux de voir qu'il n'avait pas fait une fausse note, il dévisagea le barbu attablé. Il savait que ce soir-là, des murs entiers d'intimité allaient voler en éclat.

« Tu ‘t demandes ce que je fous là, non ? » Jacques tendit l'oreille.

« J'ai appris qui était le mec qui jouait dans ton putain de film. Julian Machin. J'ai des comptes à régler avec lui. »

Julian, encore lui ! Cet ancien taulard traînera les ennuis jusque dans sa tombe !

« Quoi, quels comptes ? »

- Plus tard... D'abord paies moi un Whisky et dis c'que tu sais de ce type »

Le même barman grincheux qui les regarde d'un sale air. Des pédés ! Certainement des sales folles ! Ils n'en ont pas « l'air » pourtant. Mais alors, pourquoi sont-ils pratiquement collés l'un à l'autre ? Et l'autre qui murmure, qui sait même pas parler comme les gens normaux ! Et celui-là, ce serait pas un acteur du film qui se tourne pas loin d'ici ?

Un verre n'est jamais suffisant si l'on veut découvrir quelques noirs complots. Jean but son premier échantillon, ferma les yeux, respira un grand coup. Il se préparait à étaler tout un monde enfoui. Puis il écarquille les yeux, se ravise.

« J'attends.

- Heu, Julian, il sort de prison. Avant nous étions les meilleurs amis du monde. On s'est croisé un jour dans un studio alors que je tournais mon premier film. Il me demande du feu. Je sors mon paquet de la poche. Il me l'arrache des mains, le flanque à terre. Il devient rouge de colère. J'ai cru qu'il avait une crise. Il me sermonne un quart-d ‘heure sur la Cigarette, cette grande criminelle. J'étais éberlué. Me voyant désemparé, il met fin à son abattage, s'excuse de s'être emporté. Puis il me demande s'il ne pourrait pas être engagé dans un de mes prochains films. Il me propose d'en rédiger le scénario. Alors, progressivement on est devenu inséparable jusqu'au jour...

- Où il a défoncé la gueule à un mec pendant un film parce que le mec l'avait mal regardé. Manque de pot, le type était cardiaque, et il s'en est pas réchappé. »

Jean, qui fixait la table sans expression, fit un hochement de tête pour indiquer au réalisateur qu'il pouvait poursuivre.

- Oui, et après la prison il est revenu me voir. Il s'est fait soigner, il est sous calmant. Il a su me convaincre qu'un tel drame ne pourrait plus se reproduire, qu'il avait changé. J'ai fini par lui offrir le rôle principal dans le film que je tourne actuellement. Mais, qu'est-ce que tu lui veux, à Julian ?

- Et d'un t'as fait l'impasse sur certaines grosses conneries qu'il a faites. Et de deux, je dois l'abattre. »

Jacques fit un bon sur sa chaise lorsqu'il entendit le dernier mot. Il devint pâle. Puis il se ramollit. Il attendit que l'autre donne des explications.

« Tu voudrais pas appeler les flics pour leur dire qu'un clodo veut la peau de ton copain ? Ce que je t'ai dit doit rester entre nous. Il t'arrivera des problèmes sinon. Je te dis ça parce que j'aime bien me confesser avant de punir.

Tu ne le toucheras pas. Tu veux juste me faire peur. »

Jacques s'affalât sur la table. Il s'était mis au Whisky comme l'autre mais n'avait pas tenu. Des minutes passèrent. Il releva la tête, désorienté. A la radio, les « lilas » avaient été jetés et c'était « fichu pour le cinéma ». Et le Jean, où était-il passé ? A quel moment était-il partit ? Était-il jamais venu ?

Jacques déposa un billet de 200 Francs sur le comptoir en guise d'addition. Par un effort surhumain, il parvint à rejoindre le dehors, les bras lourds et ballotant. Le lendemain, l'équipe était de repos, grâce à Dieu. Il atteint son cabriolet puis se rendit à l'auberge où il logeait.

Les brumes du sommeil l'enveloppaient encore quand il ouvrit les yeux. Il baignait dans une immobilité caverneuse. Des élancements violentaient régulièrement sa boîte crânienne. Il mangeait le plafond blafard. Il tournait, retournait sans cesse. Son drap, ses couvertures étaient à terre. Il souleva un bras, signe qu'il était encore vivant. Des cloches carillonnaient à n'en plus finir. La bouche béante, un mince filet de bave perlait à ses lèvres. Son corps était de plomb. Il se mit sur le côté. Par un affreux effort, il parvint à prendre la position de chien de fusil. Puis Jacques mis un pied à terre, puis deux, enfin son corps était sur ses deux jambes. Il craignait la morosité plus que tout au monde. Il jette un regard accusateur sur la pendule. 10H30. Cette belle matinée de janvier était donc bien entamée. Par la fenêtre, des éclats de soleil arrosaient son visage blême.

Sa femme avait déjà embauchée à cette heure-ci. Il ne pourrait entendre le doux son de sa voix avant midi, quand ils s'appelleraient. Il enfile le premier pantalon venu et s'extirpe hors de sa chambre. Julian en avait pris une frontière à la sienne. Il sonna. Resonna. Néant total. L'acteur avait délogé. Jacques se sentit brutalement pauvre et abandonné. Il s'adressa à l'aubergiste. Effectivement, Julian avait quitté son lit de bonne heure ce matin. N'a pas dit un mot sur sa destination.

Mais pourquoi s'entêter avec lui ? Les yeux plongés dans le noir de l'expresso qui refroidissait, le réalisateur goûtait aux bribes de souvenirs qui lui parvenaient de la soulerie de la vieille. C'est bien ça, il avait été question de Julian. Non, de sa mort à venir ! Il croyait à moitié à ce qu'avait dit le barbu. Mais Jean était un peu trop renseigné pour que le réalisateur puisse prendre ses paroles à la légère. Jean n'avait pas la tête d'un assassin. Plutôt celle d'un pauvre type égaré. Le mieux c'était d'en parler à Julian. L'acteur n'avait pas de portable. De plus il ne s'était lié d'amitié avec personne dans l'équipe. Il s'était débrouillé pour être introuvable hors des heures de tournage. C'est vrai qu'ils étaient redevenus pratiquement anonyme l'un pour l'autre. Au grand dam de Jacques qui convoitait tant le rapprochement, l'affection, la pure amitié. Ne restait qu'à partir à la recherche de l'acteur. Lui apprendre les dires de la veille. Et tenter de renouer quelques liens.

Jacques quitta la bâtisse le ventre vide et l'espoir plein. Julian n'avait pas de voiture. Alors, le parisien n'en userait pas aujourd'hui.

Jacques succombait avec aisance aux parfums de la nature. Les effluves volages de la campagne l'inspiraient. Il prit le premier chemin venu. Il se résout à éviter les villages.

Julian ne fréquentait pas les bars. Il ne supportait guère le monde. Même le petit monde rural. Parfois, il jetait son dévolu sur une personne, homme ou femme. Alors le (la) passant(e) devait être dévoué corps et âme. L'acteur avait un talent bien plus grand que son métier. Il savait embrigader quiconque si l'envie lui venait. Sa nouvelle femme, il l'avait rencontré peu après sa remise en liberté. Élancée, métisse, et de belles formes. Elle terminait tout juste ses études d'ingénieur chimiste à 24 ans. L'univers des molécules la fascinait. Jusqu'au jour où Julian croisa sa route. De dix ans sa cadette, elle était vouée à un avenir bien plus grand que le sien. Il parvint à la convaincre qu'elle ratait sa vie. Ayant des relations avec le 7ème art, il lui trouva une échappatoire : devenir scripte. Elle se donnait à fond dans un film qui se tournait actuellement au Cameroun.

Dans cet océan de verdure, que recherchait Jacques ? La paix, la sérénité d'un instant. Certainement pas l'agressivité de Julian. Mais cette quête absolue d'un jour donnait un but à ses divagations.

Un ciel tour à tour bleu et gris, lumineux puis ombrageux. Au loin devant lui, une forêt se dessinait. Il vagabondait dans ce jardin immense et silencieux. A quelques pas de lui, deux bergeronnettes semblaient s'entretenir de leur prochaine destination. Un chemin s'offrait à lui. Mal entretenu, des broussailles et des ronces poussaient çà et là. Jacques se sentait ivre de paix au milieu de cette éclosion. La nature accouchait ici-même de milliers de plantes, qui devront, bon grès mal grès endurer des mois de pluie, de sécheresse, de canicule et de grêle.

Les mains nues, le réalisateur jouait dans son vrai film. Au pied d'un ruisseau, un arc-en-ciel liait le ciel lunatique à la verdure grimpante. Il s'approche d'un bois, s'insinue dans une clairière. Une bondrée apivore quitte les hauteurs boiseuses. Elle se pose à terre et se lance à la poursuite d'une proie invisible. Une cloche imaginaire sonne midi. L'homme est heureux. Il trouve un coin plat. Il s'assoit à terre et s'adosse à un arbre. Les yeux clos, il s'autorise une douce somnolence. Dans son idylle chimérique, il arrache une branche de lilas qu'il apporte à Madeleine. Un moment, il nage avec délice entre l'éveil et le sommeil.

Un bruit de feuille le plonge en pleine réalité. Des traces de pas autours de lui. On aurait dit que des individus s'étaient interrogés sur le sort qu'ils devaient lui réserver. Jacques se sent en danger. Il quitte la clairière promptement. Il joue à se faire peur. Qui voudrait de sa peau à lui, vraiment ? Il s'accroupit au pied d'un arbre. Attend. Des murmures. Ce qu'il entendait étaient bien des mots. Mais impossible de définir ou de donner un sens à ce dialogue. Il reconnaissait deux voix d'hommes. Trop éloignées pour juger si elles étaient ou non familières. Debout, il se risque de mettre la tête à découvert. La clairière regagnait son calme habituel. La bondrée, à nouveau sur les branchages dégustait un hyménoptère.

Dans toute sa raideur, Jacques déchiffra parmi les paroles échangées une suite de quatre mots : « pas – le – bon - moment ». Il regagna le chemin de terre. Il se lance alors dans une course frénétique en direction de nulle part. Essoufflé, il atteint une mare inconnue. Il s'inspecte. Les ronces lui avaient griffé les mains et le visage. Il trempe ses mains dans l'eau trouble. Personne n'est là pour le soulager. Alors il cherche à se réconforter. Mais oui, il était encore sous le coup des paroles de l'ivrogne. Il fallait qu'il enlève ses sales idées de sa tête avant qu'elles ne deviennent une obsession. Mais après tout, si le barbu était sincère, et si Julian était effectivement en danger de mort, alors pourquoi pas lui ? Ces quatre mots, il ne les avait pas rêvé, lui étaient destinés. Le réalisateur aimait à se faire peur. Cela nourrissait son imagination.

Il ne reconnaissait pas l'endroit. Pas de bois à l'horizon. Combien de temps avait-il galopé ? Une étrange euphorie gagnait du terrain. Dans ce coin isolé, au milieu de nulle part, il était en sécurité. Affamé, perdu, il laissa à la nature le soin de la guider. Près de la mare, une rivière filait vers le nord. Il longea près d'une heure le cours d'eau. La vallée n'offrait qu'une étendue de solitude à son visiteur. Jacques aperçu un lièvre. Un écureuil égaré sembla s'intéresser à lui un moment.

De nouveau seul, il avait du mal à trouver un remède à l'ennui qui le rongeait. Il fit la rencontre d'un paysan chaleureux. Le réalisateur échangea quelques mots avec lui avant de reprendre ses labeurs. Beau temps, beau temps, mais ça ne va pas durer. Non, le paysan n'avait pas vu ni entendu des hommes. Le vieil homme lui indiqua la direction de l'Auberge du Faucon.

Il lui fallut en deçà d'une demi-heure pour rejoindre son gîte. Au beau milieu de l'après-midi, il avala un sandwich aux œufs. L'auberge était désespérément vide. Il grimpa dans sa chambre. Lu et relu le scénario. Téléphona à sa femme. Répondeur. Il raccrocha aussitôt. Il n'aimait pas parler dans le vide. Un monologue, qui était destiné à être diffusé en différé, ça l'agaçait plus que tout. Si ses paroles doivent être entendues, elles doivent recevoir une réplique sur le champ.

Des pas dans l'escalier. Julian réapparaissait enfin. Il l'entendit claquer la porte. Il sut qu'il était temps de s'entretenir avec lui.

Au pied de l'entrée de la chambre 13, Jacques hésitait. Machinalement, il jette un regard sur sa montre. 17H. Il devait faire part de son appréhension mais il savait que l'acteur allait être un mauvais auditeur. Il appuie sa main près de la poignée. Il se prépare à frapper. Mais bientôt la porte la retient en équilibre. Comment associer ces quelques idées afin que Julian puisse comprendre au mieux le message : « Ivrogne – Menace – Mort – Toi – Danger » ?

De la main gauche, Jacques balaie quelques gouttes de sueur invisible sur son front. Sa main droite prend les devants et maltraite la membrane qui l'isole de l'acteur.

« Julian ? Tu es en danger, tu vas te faire tuer. »

- Demain, compris ? Et c'était pas prévu dans le scénario. »

Le metteur en scène était diminué, face à cette porte. Que l'autre le laisse entrer et il sera enfin à son aise. Sa timidité l'indisposait quand il était hors du tournage. Il avait peur des autres, et peur que les autres aient peur de lui. Il ne voulait pas les blesser. Il préférait rester muet que risquer de sortir un mot de travers. Il cherchait toujours à tranquilliser l'autre pour se tranquilliser lui-même. Il ressortait principalement de ses discussions hors de la caméra un dialogue de sourd. C'était un extrémiste du pacifisme. Souvent, Pas un mot de travers signifiait : Pas un mot du tout. Ses manières agaçaient le monde en général et Julian en particulier. Notamment depuis que l'acteur était sorti du trou.

Derrière la caméra, Jacques était un autre homme. Il n'était plus le grand réservé soucieux. Sa passion l'emportait sur ses sentiments. Il savait être sévère avec le scénario et la scénariste, l'acteur et le personnage incarné. Les coups de gueule avec le producteur n'étaient pas rares. Sa rigueur et son intransigeance faisaient de lui le capitaine d'un navire à mener à bon port. Mais la suite du tournage était pour demain. Pour l'instant, le timoré était aux commandes.

« Je veux dire, un type bizarre, il a dit que toi... Il allait... Enfin, tu dois faire attention.

-'Comprends pas un mot de tout ce que tu baragouines. Vas-y direct, d'accord ?

- Ce que je t'ai dit, à l'instant, c'était pour toi, pas pour ton personnage. On a menacé de t'abattre.

- Ça me fait plaisir, on a souvent essayé de me trancher la gorge, en taule. Je suis toujours debout et je compte le rester. Du moins jusqu'à la fin de ton sacré film. Si tu vois la scripte, dis-lui de passer me voir, compris ?

Du Julian à 100% ça ! Toujours fidèle à lui-même. Ne se rend-t-il pas compte que ce lui-même est fini ? Jacques lui avait proposé de jouer dans son film par pure pitié. Ne voilà-t-il pas maintenant qu'il prend la première scripte pour sa femme ? Son caractère de dur dépassait le réalisateur. Il lui aurait appris la mort d'un parent, Julian aurait été tout aussi indifférent. Julian donnait l'impression d'un vase vide. Son caractère lui permettait de jouer le premier rôle venu. Il était capable de se mouler dans n'importe quel personnage. Sur le tournage, le réalisateur le ménageait pour éviter tout dérapage.

Les yeux à terre, Jacques s'apprête à repartir. Au moment où il traîne son premier pas, il aperçoit une gueule poilue à l'embouchure de l'escalier. Mouvement rotatif du crâne. Les yeux sont attentifs. Le terre-neuve pose une de ses pattes sur la moquette de l'étage. Il ne remarque pas Jacques. Semble à la recherche d'un objet, d'un homme en détresse, de son maître. S'approche de la porte 13. Renifle d'abord le tapis puis le bois avec précaution. Jacques n'avait qu'à tendre le doigt pour toucher le pelage long et épais. Le chien semblait satisfait de sa fouille. Il part en direction de la source de lumière du couloir. Un instant, il se retourne. Lance un regard désespéré à Jacques. Se jette par la fenêtre.

Réalité ? Étourdissement ? La bête imposante n'avait pas émis le moindre bruit ni avant, ni après sa chute. La scène avait été enveloppée d'un étrange silence. L'homme refuse de s'aventurer plus loin que sa chambre. Il s'enferme jusqu'au petit matin.

Une gare désertée attendait Joe. Une légère brise s'était levée. L'horloge murale affichait 15H. Il tripotait des clés à l'intérieur de sa poche. Pas d'argent = pas de billet. Il suffisait qu'il s'introduise dans le train et qu'il évite les contrôleurs. Le départ en direction de Lafauch était pour 17H. La desserte était pour 18 H. Joe était debout, fixe, à moins d'un mètre des rails. Sur ses lèvres, se dessinait le sourire d'un homme décidé et impitoyable.

Plus tôt, il s'était débarrassé de sa veste poisseuse. Son pantalon couvert de taches d'hémoglobine, avait reçu un menu nettoyage au bord d'un étang. Son tee-shirt exhibait un ventre ballot. Les deux mains dans les poches, il se balançait d'avant en arrière. L'esprit vide, il sifflotait une quelconque rengaine. Les minutes passent. La gare se dépeuple. Un train passe, pas le sien, fait une arrivée bruyante. Un agent dit à Joe de reculer. Le meurtrier ne prête attention ni à l'homme, ni à son propos. L'autre bisse ses recommandations. Joe, qui jusque-là avait les yeux droits devant, incline sa tête vers l'agent. La statue articule un « merde » dentelé et reprend sa position initiale. Dépité, l'agent repart en secouant la tête.

17H05. Arrivée du train. Joe se poste entre deux wagons. A proximité des toilettes. Il fait le guet, ne veux pas d'ennui avec la police ferroviaire. Le train dépose Joe à quelques 1500 mètres de l'appartement de son frère. La démarche nonchalante, il croise et bouscule ceux qui se mettent en travers de sa route. Le regard plus fixe que jamais, il traverse une rue bondée. Manque de se faire renverser par une 206. Atteint l'immeuble sec et décoloré. Utilise les clefs qu'il n'avait cessé de tripoter. Se barricade. Il se change.

La vue de l'appartement de son frère l’émeut quelque peu. Joe inspecte le logement. Il aperçoit une photo sur le bureau. Pincement au cœur. Sur le portrait, Justin, souriant, avait le bras autour du cou de son frère taciturne. Joe se sent frêle. Il prend le portrait, le pose à plat. Puis il fond en larme et s'endort la tête posée sur le verre.

Jacques était serein. Le film était bien amorcé. La scène terminée, l'équipe s'était retrouvée au grand complet dans une crêperie. Julian avait fait l'honneur de sa présence. Ça riait bien et ça buvait pas mal non plus. A la radio, le bulletin météo annonçait qu'il allait pleuvoir sur « les lilas ». Autours de cette table, le meneur, c'était Jeannot, l'ingénieur du son. Il se vantait de connaître quelques blagues salaces sur quelques innocentes blondes. La troupe glapissait. Chacun tentait d'évacuer le stress si facilement accumulé. On parlait librement.

Mais c'est sans compter sur Julian. Poster à l'écart des autres, raide sur sa chaise, il souriait à peine quand les autres s'esclaffaient. Ses yeux étaient attentifs. Il jouait au policier. Il savait que le reste de la troupe ne l'appréciait guère. Était-il venu parmi eux pour ne pas entendre ses oreilles sifflées ? Son regard et son ouïe se posaient tour à tour sur chaque membre de la troupe. La jolie scripte était redevenue un gibier comme les autres. Il scrutait le moindre faux pas.

Ce faux pas, cette parole en l'air, provint du locuteur principal de la soirée. Jeannot en avait terminé avec l'une de ses innombrables historiettes. Innocemment, il se tourne vers Jacques :

« Et ta blonde, elle passe du bon temps à Paris ? »

Julian bondit, furieux, hors de sa chaise. Un rictus mauvais déchirait son visage. D'un geste de la jambe, il envoie valdinguer sa chaise à l'autre bout de la crêperie. Il se jette sur Jeannot. Lui décoche un coup de poing en pleines dents. Par la force du choc, l'autre est projeté sur la table. Elle s'effondre. Autours des deux personnages en mouvement, le petit monde est abasourdi. Personne n'intervient. Plus tard, on dira que Julian avait à cet instant un air de meurtrier. L'acteur pose ses deux genoux à terre. Il agrippe ses deux mains autour du cou de Jeannot. Il le secoue comme une cannette de soda. Le visage de Jeannot prit une teinte violacée. L'autre desserre ses griffes et se remet sur ses pattes. Apparemment fier de son travail, il observe sa proie.

« C'est pas Sa blonde. C'est Ma femme, compris ? Il me l'a fauchée alors que j'étais derrière les barreaux. Mais je compte bien la récupérer un jour, compris ? »

Julian quitte alors la pièce étourdie.

Entouré par ses coéquipiers, l'ingénieur du son reprenait lentement ses esprits. Jacques n'en avait que pour Julian.

« Je crois bien qu'on a deux mots à se dire. » Le réalisateur utilisa ses mots à la fois pour expliquer son départ précipité et pour se donner du courage. Jacques part à la poursuite de l'impulsif.

La clémence du soir contrastait avec le tumulte antérieur. Jacques embrase des yeux le paysage de béton. La ruelle de la crêperie débouchait sur un épais boulevard. A 23 H, le passage se vidait peu à peu. Jacques aperçoit Julian traversant un passage clouté. Le réalisateur hurle son nom. Mais pour l'acteur, plus personne n'existe actuellement. Il poursuit son bonhomme de chemin. Il emprunte la première rue. Disparaît dans le labyrinthe citadin.

Le réalisateur s'affole lorsqu'il se rend compte que la dernière parcelle du corps de l'autre avait quitté son champ de vision. Il prend la position du coureur de fond. Déboule sur le boulevard. Jacques évacue de son esprit tout élément à l'exception de l'acteur. Dans sa stupeur, il percute de plein fouet une poubelle placée à l'angle de la rue visée. Couvert de déchets organiques qui nourrissent sa rage, il s'avance telle une locomotive dans la voie. La rue donnait sur une avenue fréquentée.

De loin, le réalisateur reconnaît la veste blanche de Julian. L'autre marchait. A la sortie de la rue, Julian jette un coup d'œil à sa droite. L'autre l'attendait. Il aperçoit Jacques. Lorsqu'il est certain que le réalisateur l'a reconnu, il reprend sa route. Le grand homme s'était blessé en tombant. Il boitait de sa jambe droite et son coude était sanguinolent. La voie longeait un chemin de fer. Bientôt, les bâtisses se faisaient plus rares. Les piétons étaient en exil. L'éclairage devenait aléatoire. Et toujours cette veste immaculée en point de mire. Les deux hommes avaient quitté la ville. L'éclairage des automobiles permettait à Jacques de garder l'autre en vue. Sa jambe le lançait. Dans cette course au ralenti, cinq cent pas séparaient les deux êtres. Julian atteint une intersection. Il pivote sur lui-même. Il enjambe les rails. Il fait un signe de la main à Jacques qui hésite avant de le rejoindre. Mais à quoi joue ce cinglé ? Ce n'est pas dans ses habitudes de fuir, et encore moins devant son ex-ami. Le temps que le réalisateur hésite, l'autre avait déjà disparu.

Inquiet, Jacques se dirige vers son dernier espace. L'autre réapparaît plus loin. Mais le personnage qu'il avait en face de lui était voûté et plus massif que Julian. De plus, d'où provenait cette longue veste qu'il portait désormais ? Pour la première fois depuis son départ du restaurant, il s'approche de Jacques. Un instant, deux phares puissants les embrases tous deux. Effectivement, ce n'était pas Julian. Jacques avait devant ses yeux l'inconnu du Café, Monseigneur de l'Ennui. Monseigneur posait sur lui un regard noir. Il soulève son bras droit. Une pelle prolongeait son membre. Le réalisateur tend les deux mains. N'ose pas crier. La plaque métallique s'abat sur son crâne. Jacques s'effondre sur sa jambe blessée. On le traîne sur les rails.

Ce soir-là, ce n'était pas le tram 33 qui viendrait à sa rencontre, mais un vulgaire TER.

FIN

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